Les Quarante-Cinq Tome I
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Les Quarante-Cinq constitue le troisi?me volet du grand triptyque que Dumas a consacr? ? l'histoire de France de la Renaissance. Il ach?ve le r?cit de cette d?cadence de la seigneurie commenc? par La Reine Margot et poursuivi avec La Dame de Monsoreau. A cette ?poque d?chir?e, tout se joue sur fond de guerre : guerres de Religion, guerres dynastiques, guerres amoureuses. Aussi les h?ros meurent-ils plus souvent sur l'?chafaud que dans leur lit, et les h?ro?nes sont meilleures ma?tresses que m?res de famille. Ce qui fait la grandeur des personnages de Dumas, c'est que chacun suit sa pente jusqu'au bout, sans concession, mais avec panache. D'o? l'invincible sympathie qu'ils nous inspirent. Parmi eux, Chicot, le c?l?bre bouffon, qui prend la place du roi. C'est en lui que Dumas s'est reconnu. N'a-t-il pas tir? ce personnage enti?rement de son imagination ? Mais sa v?racit? lui permet d'?voluer avec aisance au milieu des personnages historiques dont il lie les destins. Dumas ayant achev? son roman ? la veille de la r?volution de 1848, Chicot incarne par avance la bouffonnerie de l'histoire.
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Depuis, je vais chaque soir dans cette rue, et voilà pourquoi, en sortant de l'Hôtel-de-Ville, mes pas se sont dirigés tout naturellement de ce côté; chaque soir, disais-je, je vais dans cette rue, je me cache à l'angle d'une maison qui est en face de la sienne, sous un petit balcon dont l'ombre m'enveloppe entièrement; une fois sur dix, je vois passer de la lumière dans la chambre qu'elle habite: c'est là ma vie, c'est là mon bonheur.
– Quel bonheur! s'écria Joyeuse.
– Hélas! je le perds si j'en désire un autre.
– Mais si tu te perds toi-même avec cette résignation?
– Mon frère, dit Henri avec un triste sourire, que voulez-vous, je me trouve heureux ainsi.
– C'est impossible.
– Que veux-tu, le bonheur est relatif; je sais qu'elle est là, qu'elle vit là, qu'elle respire là; je la vois à travers la muraille, ou plutôt il me semble la voir; si elle quittait cette maison, si je passais encore quinze jours comme ceux que je passai quand je l'eus perdue, mon frère, je deviendrais fou ou je me ferais moine.
– Non pas, mordieu! il y a déjà bien assez d'un fou et d'un moine dans la famille; restons-en là maintenant, mon cher ami.
– Pas d'observations, Anne, pas de railleries; les observations seraient inutiles, les railleries ne feraient rien.
– Et qui te parle d'observations et de railleries?
– À la bonne heure. Mais…
– Laisse-moi seulement te dire une chose.
– Laquelle?
– C'est que tu t'y es pris comme un franc écolier.
– Je n'ai fait ni combinaisons ni calculs, je ne m'y suis pas pris, je me suis abandonné à quelque chose de plus fort que moi. Quand un courant vous emporte, mieux vaut suivre le courant que de lutter contre lui.
– Et s'il conduit à quelque abîme?
– Il faut s'y engloutir, mon frère.
– C'est ton avis?
– Oui.
– Ce n'est pas le mien, et à ta place…
– Qu'eussiez-vous fait, Anne?
– Assez, certainement, pour savoir son nom, son âge; à ta place…
– Anne, Anne, vous ne la connaissez pas.
– Non, mais je te connais. Comment, Henri, vous aviez cinquante mille écus que je vous ai donnés sur les cent mille dont le roi m'a fait cadeau à sa fête…
– Ils sont encore dans mon coffre, Anne: pas un ne manque.
– Mordieu! tant pis; s'ils n'étaient pas dans votre coffre, la femme serait dans votre alcôve.
– Oh! mon frère.
– Il n'y a pas de: oh! mon frère; un serviteur ordinaire se vend pour dix écus, un bon pour cent, un excellent pour mille, un merveilleux pour trois mille. Voyons maintenant, supposons le phénix des serviteurs; rêvons le dieu de la fidélité, et moyennant vingt mille écus, par le pape, il sera à vous! Donc il vous restait cent trente mille livres pour payer le phénix des serviteurs. Henri, mon ami, vous êtes un niais.
– Anne, dit Henri en soupirant, il y a des gens qui ne se vendent pas; il y a des cœurs qu'un roi même n'est pas assez riche pour acheter.
Joyeuse se calma.
– Eh bien, je l'admets, dit-il; mais il n'en est pas qui ne se donnent.
– À la bonne heure.
– Eh bien! qu'avez-vous fait pour que le cœur de cette belle insensible se donnât à vous?
– J'ai la conviction, Anne, d'avoir fait tout ce que je pouvais faire.
– Allons donc, comte du Bouchage, vous voyez une femme triste, enfermée, gémissante, et vous vous faites plus triste, plus reclus, plus gémissant, c'est-à-dire plus assommant qu'elle-même! En vérité, vous parliez des façons vulgaires de l'amour, et vous êtes banal comme un quartenier. Elle est seule, faites-lui compagnie; elle est triste, soyez gai; elle regrette, consolez-la, et remplacez.
– Impossible, mon frère.
– As-tu essayé?
– Pourquoi faire?
– Dame! ne fût-ce que pour essayer. Tu es amoureux, dis-tu?
– Je ne connais pas de mot pour exprimer mon amour.
– Eh bien! dans quinze jours, tu auras ta maîtresse.
– Mon frère!
– Foi de Joyeuse. Tu n'as pas désespéré, je pense?
– Non, car je n'ai jamais espéré.
– À quelle heure la vois-tu?
– À quelle heure je la vois?
– Sans doute.
– Mais je vous ai dit que je ne la voyais pas, mon frère.
– Jamais?
– Jamais.
– Pas même à sa fenêtre?
– Pas même son ombre, vous dis-je.
– Il faut que cela finisse. Voyons, a-t-elle un amant?
– Je n'ai jamais vu un homme entrer dans sa maison, excepté ce Remy dont je vous ai parlé.
– Comment est la maison?
– Deux étages, petite porte sur un degré, terrasse au-dessus de la deuxième fenêtre.
– Mais par cette terrasse, ne peut-on entrer?
– Elle est isolée des autres maisons.
– Et en face, qu'y a-t-il?
– Une autre maison à peu près pareille, quoique plus élevée, ce me semble.
– Par qui est habitée cette maison?
– Par une espèce de bourgeois.
– De méchante ou de bonne humeur?
– De bonne humeur, car parfois je l'entends rire tout seul.
– Achète-lui sa maison.
– Qui vous dit qu'elle soit à vendre?
– Offre-lui-en le double de ce qu'elle vaut.
– Et si la dame m'y voit?
– Eh bien?
– Elle disparaîtra encore, tandis qu'en dissimulant ma présence, j'espère qu'un jour ou l'autre je la reverrai.
– Tu la reverras ce soir.
– Moi?
– Va te camper sous son balcon à huit heures.
– J'y serai comme j'y suis chaque jour, mais sans plus d'espoir que les autres jours.