Les Joyaux de la sorciere
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Peu désireux de retourner se coucher, fut-ce dans une chaise longue en face de l’océan, Aldo choisit d’aller arpenter le pont-promenade, large avenue délimitée par le bastingage en bois de teck surmonté de vitrages coulissants que l’on ouvrait par beau temps. Ce n’était pas le cas ce matin : la mer était grise ainsi que le ciel avec un vent de force six ou sept qui chassait les nuages et la pluie vers les côtes européennes. Aussi n’y avait-il que peu de monde même dans les « transatlantiques ». Une douzaine de personnes seulement étaient alignées contre le mur de tôles peintes d’un ton crème avec alternance de mat et de brillant, vêtues de tweed ou de « whipcord » avec casquettes assorties pour les hommes, de fourrures et d’étroits chapeaux de feutre souple ou de velours pour les femmes mais tous étaient entortillés jusqu’à la ceinture dans des plaids écossais aux couleurs identiques. Aldo ne leur accorda qu’un regard rapide, le temps de constater qu’il n’y avait personne de connaissance et poursuivit sa promenade circulaire heureux de ne rencontrer qu’un Américain se livrant à un footing accéléré, un groom menant en laisse trois fox-terriers à poil dur et une nurse avec une poussette occupée par une mignonne fillette d’environ deux ans qui lui fit un joli sourire en battant de ses petites mains puis, sans transition, se mit à hurler quand un long passager coiffé d’un chapeau noir et le nez chaussé de lunettes au moins aussi sombres, passa près d’elle. En gagnant la plage arrière du pont supérieur, il vit avec étonnement qu’il y avait à cet endroit, soigneusement bâché, un hydravion de taille réduite posé sur une catapulte. Un marin lui apprit que, lancé à un certain point de la traversée, l’appareil permettait au courrier de gagner plus de vingt-quatre heures. Et ce fut pendant qu’il causait avec le jeune homme que la baronne von Etzenberg le rejoignit.
— Il m’avait bien semblé vous reconnaître, dit-elle en manière d’entrée de jeu. Vous faites partie des courageux qui préfèrent entretenir leur forme plutôt que se vautrer sous les couvertures ?
— Je n’ai jamais été très « chaises longues », répondit-il en s’inclinant sur la main qu’elle lui tendait. Mais je pourrais vous retourner le compliment.
— Oh moi je ne fais rien comme tout le monde ! En outre j’ai le pied marin d’un vieux cap-hornier. Ce qui n’est pas le cas de notre ami. Je l’ai rencontré alors qu’il essayait héroïquement d’aller faire quelques exercices au gymnase mais subitement il est devenu vert comme une salade et m’a laissée en plan.
— Pauvre Gilles ! Je devrais peut-être aller voir si je peux l’aider ?
— N’en faites rien, je viens de lui envoyer le médecin du bord. Un type très bien dont je n’ai eu qu’à me louer quand il m’est arrivé par hasard d’en avoir besoin.
— Vous avez déjà voyagé sur l’ Île- de-France ?
— C’est mon quatrième voyage ! J’adore ce navire. On s’y sent chez soi et même mieux parce qu’on y est pour vous aux petits soins et qu’il y règne une atmosphère comme je les aime. Et vous ?
— Oh moi c’est la première fois. Je n’ai pas revu l’Amérique depuis 1913.
— C’est étonnant car vous êtes connu des deux côtés de la « Mare aux harengs » ?
— Sans doute mais jusqu’à présent l’Europe me suffisait d’autant plus que vos compatriotes m’ont souvent fait la grâce de venir me consulter à domicile…
— Quand le domicile est un palais cela n’a rien de surprenant. Joint à votre réputation il fait de vous un objet de curiosité, rendant votre présence à bord d’autant plus étonnante. Qu’est-ce que vous allez faire chez nous ? ajouta-t-elle, donnant libre cours à sa curiosité sans s’encombrer, en bonne Américaine, des discrétions de la civilité puérile et honnête telle qu’on la pratiquait en Europe.
Pourtant la brutalité de la question ne choqua pas Aldo peut-être parce qu’il sentait chez cette femme une réelle sympathie et que ses yeux gris se plantaient droit dans les siens. Cependant il resta évasif :
— Régler une affaire.
— Quel genre d’affaire ?
Il eut un haut-le-corps et fronça les sourcils. La baronne Pauline allait tout de même un peu loin mais déjà elle reprenait :
— Pardonnez-moi si je vous parais indiscrète et ne voyez dans cette question directe qu’un désir de nouer avec vous une véritable amitié. Or, vous n’êtes pas venu aux U. S. A. depuis des années et les « affaires » revêtent souvent chez nous un caractère brutal, ou alors sournois en particulier lorsqu’il s’agit de celles dont vous vous occupez : les bijoux historiques, célèbres ou non, toujours magnifiques sinon vous ne vous y mêleriez pas et donc obligatoirement dangereux.
— J’espère qu’il n’en sera rien, sourit Aldo. Je souhaite seulement vérifier une hypothèse.
Au contraire de ce qu’il attendait, elle ne lui demanda pas de préciser l’hypothèse en question, se contentant de le dévisager en silence avec une extrême attention dans laquelle il devinait une forme d’inquiétude qui le toucha parce que cette femme n’essayait pas de le séduire : elle venait de parler d’amitié et Aldo la sentait sincère. Peut-être aussi avait-il envie de la croire ?… Finalement, elle questionna :
— Vous avez des amis à New York ?
— Quelques clients… dont je n’ai pas coutume de faire des amis. Pourquoi me le demandez-vous ?
— Pour savoir si vous allez descendre dans une maison particulière.
— Mon Dieu non ! Je n’ai pas d’à priori contre la vie d’hôtel et je l’aime quand elle est de qualité. J’ai retenu au Waldorf Astoria…
— Comme tout le monde ! Je l’aurais juré ! C’est ridicule.
— Comment ridicule ?
— Pas parce que je déteste ce qui de près ou de loin touche aux Astor et parce qu’il va être bientôt démoli… Oh ! Par exemple !
Cette dernière exclamation venait de lui être arrachée par l’apparition sur le pont de la princesse Obolensky qu’Aldo n’eût peut-être pas reconnue sous son étroite toque de velours grenat assortie au manteau ourlé de renard noir sans la présence d’Adalbert Vidal-Pellicorne – symphonie en tweed et casquette moutarde ! – qui marchait à ses côtés en lui parlant avec volubilité.
— Vous connaissez cette dame ?
— Elle est célèbre… ou presque ! Alice Astor, la fille d’Ava qui est encore plus cinglée qu’elle. Je ne peux pas la souffrir. Offrez-moi votre bras et allons chez le radio !
— Vous voulez lancer un S. O. S. ? plaisanta Morosini.
— Il ne faudrait pas me pousser beaucoup ! Non, nous allons faire changer votre réservation : vous ne pouvez descendre qu’au « Plaza » ! Le seul convenable pour un homme de votre qualité. D’ailleurs notre ami Vauxbrun a déjà retenu…
C’était incontestablement une raison plus valable que les antipathies de la baronne et Aldo se laissa emmener assez content au fond de voir la tête que ferait Adalbert quand leurs couples se croiseraient…
Le fait dépassa largement ses espérances. Quand il passa auprès de lui en bavardant à bâtons rompus avec sa compagne, Adalbert ouvrit des yeux comme des soucoupes, s’arrêta pile et même se retourna tandis que les deux femmes échangeaient un regard glacial, l’une avec une moue dédaigneuse – Pauline ! – l’autre avec un haussement d’épaules qui l’était tout autant. Aldo lui se contenta d’un sourire narquois que la baronne était trop fine pour ne pas remarquer :
— Vous connaissez cet homme ?
— C’est même d’habitude mon meilleur ami.
— Pourquoi d’habitude ? Il ne l’est plus ?
— C’est la question que je me pose. Depuis qu’il connaît la princesse Obolensky j’ai l’impression qu’il n’a plus envie de me voir.
— Parce qu’il est amoureux de cette dinde et qu’il est beaucoup moins séduisant que vous ? Que fait-il dans la vie ?
— C’est un très brillant égyptologue…
La main sur la poignée de la porte de la radio, la baronne Pauline éclata de rire :
— Eh bien vous pouvez faire une croix sur votre belle amitié ! Alice se prend pour la réincarnation de Cléopâtre ou quelque chose d’approchant. Elle n’en fera qu’une bouchée…