Un fantome
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Dans tout autre livre, Crab serait un personnage secondaire, le cadavre d?j? froid autour duquel se d?velopperait la passionnante intrigue polici?re, un homme de troupe, une silhouette au loin, la mule de Sancho Pan?a, un bruit de pas dans la nuit. On pr?terait ? peine attention ? lui, m?pris? par l'auteur et par les autres personnages, le lecteur m?me serait sans doute tent? de l'employer ? tourner les pages. Crab est le h?ros unique de ce livre. Il se conduira comme tel jusqu'au bout, ? la surprise g?n?rale.
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Crab, quand il pénètre une femme (un événement, mais Don Juan même se déboutonne plus souvent pour faire pipi), c'est de la façon la plus simple et le plus naturellement du monde qu'il s'introduit en elle, sans faire étalage de science ni de caresses tirées par les cheveux (car le vieil érotisme savant voudrait nous faire avaler que le pénis peut rentrer dans son trou en ondulant comme un serpent), donc, qu'il se glisse sous sa peau et suit les courants porteurs de ses fluides sanguins et lymphatiques jusqu'à occuper toute la place, alors la main de cette femme est un gant pour sa main et le crâne de cette femme est un casque pour son crâne, et son souffle gonfle la poitrine de cette femme. Il s'abstient seulement – quand il y pense! – de faire saillir les muscles de ses bras et de ses jambes ou d'étirer ses membres, car il peut arriver alors – l'expérience l'a déjà plusieurs fois démontré – que la femme trop menue pour lui éclate ou plus lentement se déchire, ce qui le laisse dans un grand embarras – il y a souvent une famille à prévenir -, et le renvoie à sa solitude.
Au prix d'un effort mental éprouvant, Crab parvient à se concentrer tout entier à l'intérieur de son nez. Il sait qu'il n'y tiendra pas longtemps – l'endroit est exigu, insalubre et curieusement étouffant -, aussi se met-il sans plus tarder au travail: il redresse l'arête osseuse déviée depuis toujours, puis il pince les ailes de ses narines afin de rétrécir un peu celles-ci, qui semblaient vouloir gober les cerises annoncées par les fleurs. Sans relâcher sa concentration – mieux vaut ne pas essayer d'imaginer ce qui adviendrait -, il s'introduit ensuite dans son globe oculaire gauche. Il y fait sombre et humide. Crab se glisse en tâtonnant entre la cornée et le cristallin pour remplacer le pétale fané de son iris par une membrane neuve, prélevée sur un chat, tant qu'à faire, puis il draine le sang de lapin qui noyait son regard plus souvent que les larmes. Même chose pour l'œil droit, dont il corrige aussi le léger strabisme d'un coup d'épaule. Puis il se laisse choir dans la cavité buccale, non sans rehausser ses pommettes et retendre les muscles flasques de ses joues au passage – la langue amortit sa chute. Son amertume, il a beau vouloir la dissimuler, qu'il appelle mélancolie, révulse ses papilles. Il n'ose avaler sa salive, laquelle l'entraînerait inexorablement dans les profondeurs fangeuses de son estomac, une fin horrible, ni éternuer, malgré l'envie qu'il en a, ce serait se jeter dans le vide ou contre un mur, dégouliner mort. Crab respire mal ici, l'air y est lourd, malsain, irritant, saturé de miasmes; le vacarme de la soufflerie est encore amplifié par mille petits bruits liquides de succion, d'absorption, de sécrétion, qui provoquent d'ailleurs de dangereux réflexes de mastication. Ne pas traîner, donc, Crab renonce à orner la voûte, une prochaine fois, des travaux plus urgents réclament toute son attention: limer, égaliser, blanchir vingt et une dents, trois autres sont à remplacer, deux autres à intervertir, une canine et une prémolaire, quant aux quatre du fond, Crab arc-bouté se les extrait et les recrache, lui faisaient mal, ne lui ont jamais servi à rien.
Enfin, il peut reprendre possession de son corps ankylosé, très lentement se laisse couler dans ses membres inertes et les ranime. Son miroir consulté avec crainte le rassure, l'opération est un succès – Crab ne se reconnaît plus.
Il n'a pas une tête à chapeau, il le déplore pour l'élégance, pour l'importance immédiate que confère un chapeau, et pour cet abri contre le froid, la pluie, la neige, en quoi consiste également le chapeau, mais, quand on n'a pas la tête à ça, mieux vaut se passer de chapeau, Crab n'a pas tort, qu'il enlève aussi ses souliers.
Une peau diaphane, des veines pâles exangues, pas de muscles, des organes peu sollicités, atrophiés, asséchés, amincis, réduits à rien, des os de verre, le corps de Crab est transparent, serait donc parfaitement invisible – avec tous les avantages et privilèges liés à cet état – si son âme opaque, à l'intérieur, n'affectait la forme d'un assez gros petit bonhomme cramoisi, plutôt comique, qui ne passe pas inaperçu.
La cicatrice de Crab, ne faites pas semblant de ne pas l'avoir remarquée – cette longue cicatrice qui barre son visage depuis le front, au-dessus de la tempe gauche, jusqu'au menton, au-dessous de la commissure droite de ses lèvres -, cette balafre hideuse lui fut infligée au cours d'une rixe, par son adversaire armé d'un biface de silex tranchant, au cours d'un combat, par l'envahisseur armé de son glaive, sur le champ de bataille, par l'ennemi armé de son sabre, de sa lance, de son tomahawk, de sa baïonnette, cette balafre est la trace d'une gifle formidable qu'il reçut de sa mère, il y a longtemps, dans sa tendre enfance, il ne sait plus pourquoi, mais il ne l'avait pas volée.
On ne s'en rend pas compte, à le voir, nul ne s'en doute, Crab est pourtant une sorte de phénomène: son esprit flotte au-dessus de son corps, descend parfois et se tient alors à hauteur de son épaule. Sa conscience et son corps ne coïncident pas, la première souffre et s'amuse, mais ce dernier s'ennuie, s'ennuie, accomplit chaque jour les mêmes gestes, refait chaque jour les mêmes promenades en boucle, il ne lui arrive rien, il vieillit dans ses fonctions, hors du temps. Le corps de Crab vit dans une solitude absolue, inimaginable, puisque Crab lui-même n'y est pas, ce corps est tout au plus l'objet de ses songeries, car il l'inquiète, si mal parti, mal engagé dans l'existence, Crab ne sait vraiment pas quoi faire de lui. S'il pouvait seulement le laisser assis quelque part.
N'a plus qu'à tendre la main. Crab y est presque. Juste récompense. Prix de ses efforts. Vient de loin. Le temps en lacet derrière lui. Toutes ces années. A bien mérité. Aura pas volé. Mais valait la peine. Touche au but enfin. Tend la main pour saisir. Heurte une vitre. A terre étourdi. Se relever lourd. Prend un peu d'élan. A reculons refait la moitié du chemin. Connaît bien le paysage triste de chaque côté. Puis s'élance à nouveau. En avant. Cette fois il y va. Y est. Rien ne l'empêchera. Tend la main pour cueillir. Heurte une vitre. A terre k. o. Debout encore. Plus lourd encore. Prend beaucoup d'élan. Rebrousse tout le chemin. Autant d'années. A gauche, droite, le triste paysage connu. Village natal à mourir. Départ du début. Nouvel essor. Plus rapide cette fois. Tête baissée. Là-bas scintille. Au bout scintille. Scintille magnifique. A deux doigts. A toucher scintille. A toucher enfin là. S'écrase contre la vitre.
Ce matin encore, sa boîte aux lettres est pleine comme sa poubelle hier de faire-part de mariages, de naissances, de décès, et Crab en les classant par thèmes s'étonne que les gens ne jugent pas utile également de lui adresser un courrier avant et après chaque repas, pour le tenir au courant, et puis ont-ils dormi la nuit dernière, envisagent-ils de se recoucher la nuit prochaine? Autant de points sur lesquds on néglige de l'informer et qui, pourtant, concernent tout aussi bien le train-train biologique et les fonctions vitales. Mais non, on le laisse croupir dans l'incertitude, ils naissent ou meurent, ils s'apparient, mais peut-être ne dorment-ils plus, ne se nourrissent-ils plus? Pourquoi passer sous silence des nouvelles de cette importance alors qu'il serait si simple de les faire imprimer, puis vous glisseriez le carton dans une enveloppe avec une photo de votre petite famille attablée, une autre de votre petite famille endormie. Et vos éternuements, pourquoi ne faire part de vos éternuements qu'aux happy few présents à vos côtés?