Un fantome
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Dans tout autre livre, Crab serait un personnage secondaire, le cadavre d?j? froid autour duquel se d?velopperait la passionnante intrigue polici?re, un homme de troupe, une silhouette au loin, la mule de Sancho Pan?a, un bruit de pas dans la nuit. On pr?terait ? peine attention ? lui, m?pris? par l'auteur et par les autres personnages, le lecteur m?me serait sans doute tent? de l'employer ? tourner les pages. Crab est le h?ros unique de ce livre. Il se conduira comme tel jusqu'au bout, ? la surprise g?n?rale.
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(Crab vient d'échapper miraculeusement à la mort. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois. Forte expérience qui se renouvelle souvent dans sa vie. Et tenez, là encore, à l'instant, vous êtes témoin, Crab vient de nouveau d'échapper de justesse à la mort, on déplore pourtant de nombreuses victimes un peu partout, il ne s'en tirera pas comme ça indéfiniment, sait-on jamais, avec une chance pareille, tel qu'il est parti peut durer, ne le quittez pas des yeux, une autre seconde passe, il s'en sort, oui, échappe à la mort, seconde suivante, vivant, pas le seul bien sûr, mais nos pertes sont lourdes, seconde suivante, oui, plus de peur que de mal, il est sauf, seconde suivante, c'est bon, il passe, ailleurs l'hécatombe, seconde suivante, oui, échappe à la mort devant vous encore et ce coup-ci, oui, ce coup-là, indemne, échappe à la mort à l'instant avec vous une fois de plus d'extrême justesse échappe encore à la mort, vous avez vu, vous y etiez, en etiez, n’est ce pas, répondez, pourquoi ne répondez-vous pas?)
Vous l'avez certainement vu parfois, vous avez assisté aux tentatives maladroites du petit bonhomme arc-bouté aux arceaux des pelouses, qui tombe lourdement sur les fesses ou roule en avant, mais se relève, les genoux écorchés, repart en titubant et peu à peu retrouve ses vieux réflexes. Crab remarche. Vous l'avez entendu aussi prononcer des mots inconnus. Il invente des syllabes. Il essaie des combinaisons. Il prend des risques. Au début, bien sûr, il est rare qu'il tombe sur un mot juste. On le comprend mieux quand il montre les choses du doigt en même temps. Puis ça revient, les mots les plus simples d'abord, les plus urgents. Crab reparle. Mais il faut le voir manger: il a besoin du poing pour tenir sa cuillère, il tape comme sur un tambour sur son assiette. Il en met partout. Puis, il s'applique, il a faim. La bouillie qu'il se verse dàns l'œil ne le rassasie pas, ni par l'oreille, ce n'est pas le nez non plus. Il fait la moue, après tout, pourquoi pas la bouche? Ça revient. Il absorbe le quart de son déjeuner, on éponge le reste. Ses progrès sont rapides. Il a des aptitudes. L'apprentissage se poursuit toute la journée. Quand vient le soir, Crab ne tient plus debout, exténué, le vieux savant pose la tête sur l'oreiller et sombre dans l'oubli.
Son père l'assoit à cheval sur ses genoux, c'est reparti, au pas au pas, au trot au trot au trot, au galop au galop au galop au galop, et ce sont des petits cris joyeux, des rires apeurés, et le sourire ému de sa mère qui les regarde, son mari, son fils, comme il y a trente ans, mais l'allégresse de Crab n'était pas feinte alors, il n'avait pas besoin de se forcer pour se croire heureux dans la vie.
(Crab sans descendance pousse doucement une balançoire vide, dans un parc public. Ça ne remplace pas tout à fait un fils, ses cris et ses rires, son petit galop dans l'appartement encombré de jouets, mais c'est un peu de gaieté enfantine évoquée, malgré tout, d'ailleurs ce léger fantôme ressemble à son père, il a de qui tenir, ainsi le nom de Crab ne s'éteindra pas, la fière lignée.)
– Comme disaient mon arrière-grand-père, mon grand-père et mon père, je ne voudrais pour rien au monde que mon fils vive ce que moi j'ai vécu, dit Crab.
Un homme dans la rue le bouscule, qui se retourne aussitôt et lui adresse un petit sourire navré. Plus tard, à la terrasse d'un café, un voisin malencontreusement renverse un cendrier sur les genoux de Crab, puis s'excuse avec un petit sourire navré. Plus tard encore, un autre passant lui écrasera le pied et aura pour lui le même petit sourire navré. Dans le train du soir qui le ramène chez lui, les hurlements d'un enfant nouveau-né le chassent de sa lecture – comme s'il en était un personnage secondaire juste chargé d'ouvrir puis de refermer le livre -, et la mère du bébé lui sourit alors avec ce même petit air navré.
Mais il y a des jours où Crab ne se sent pas la force de répondre par un sourire compréhensif au sourire navré de ces agresseurs qui voudraient faire de leur victime suppliciée un frère humain plein d'indulgence, complice fortuit d'un instant de notre commune destinée toute remplie de tels menus incidents qui nous rapprochent, en somme, et sont autant de signes de reconnaissance émouvants, vraiment pas la force.
Cinq mains dont trois à la place de la tête et des pieds, mais les ricanements cessent dès qu'il s'agit de faire la roue sur la plage. Crab humilié tient sa revanche.
Œuvre de haine, Crab y viendra, sa résistance est à bout, patience à bout, encaisser peut plus, ne s'est que trop contenu, trop souvent déjà a retenu ses coups, désarmé ses poings, ravalé sa colère, comprimé le ressort du tigre en lui, douche froide, harmonium, et quand sa fureur malgré tout réclamait une victime, il s'est sacrifié, il s'est joint à la meute qui le harcelait, premier à mordre, cherchant la gorge, là où le sang coûte le plus cher, mais cet acharnement contre lui-même ne lui a pas gagné un seul ami parmi ses persécuteurs, il n'ira pas plus loin, terminé, d'ailleurs la lame qu'il retourne contre lui ne tranche rien, rentre au fourreau, il faudra bien qu'elle en sorte finalement pour frapper ses vrais ennemis, à droite, à gauche, tout autour de lui, percer les cœurs, crever les ventres et que les têtes roulent, l'heure de la vengeance a sonné, on l'aura voulu, Crab est bien décidé à réagir cette fois, encaisser peut plus, doit cogner lui aussi maintenant, répandre le malheur à son tour, semer la désolation, faire couler les larmes, rompre, tordre, piétiner, fracasser, flétrir, humilier, écharper, démolir, agresser enfin, laisser ruines et fumées, âmes en deuil, exécuter œuvre de haine comme jamais vue, toutes les extrémités atteintes pire encore, sans pitié, trop tard, compatir peut plus, va faire mal.
Finalement tout se mange chez l'homme, sauf les ongles, constate Crab, et les recrache.
Crab, employé au bureau des naissances et des décès a encore mélangé ses fiches: les morts de la semaine n'auront pas reposé longtemps, l'avenir à nouveau leur appartient, ce qu'il en reste après tant d'époques déjà révolues, ils vont devoir s'y remettre, donc, apprentissages, corvées, retourner à l'école – les meilleurs d'entre eux pourront sauter une classe -, redonner corps à tous les verbes à tous les temps, puis mourir à la fin pour la seconde fois, sauf nouvelle erreur de Crab toujours possible, mais d'abord s'élancer dans la vie et rapidement quitter leurs dernières demeures où les nouveau-nés de la semaine vont être spacieusement logés, ainsi sera réparée l'étourderie de Crab et ses conséquences sur l'ordre général ne seront sans doute même pas remarquées.
C'est du moins ce qu'il espère.
Il n'empêche, on peut se demander si Crab a bien la compétence nécessaire pour exercer ces responsabilités. Trop de négligences accumulées finiraient par fausser le principe de succession cadencée des générations grâce auquel l'humanité hors d'âge joue encore aujourd'hui les scènes glorieuses ou tragiques de son répertoire avec la candeur et l'enthousiasme de ses débuts: on sent poindre pourtant une certaine lassitude, ici et là, ce qui laisserait supposer que les revenants de Crab la composent déjà en majorité. Quant aux petits placés trop tôt dans les cimetières, Dieu a toujours ennuyé les enfants, ils donnent leur voix aux chats et pleurnichent, et courent à quatre pattes dans les allées, la nuit, dérangeant les gerbes et les couronnes, brisant les porcelaines funéraires, ce n'est pas admissible non plus.