Contes merveilleux, Tome II
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– Vous ignorez encore, commença l'Ombre parvenue, qui demeurait dans la fameuse maison d'en face, qui vous intriguait là-bas dans les pays chauds. C'était ce qu'il y a de plus sublime au monde: la Poésie en personne. Je ne restai que trois semaines auprès d'elle, et j'appris dans ces quelques jours sur les secrets de l'univers et le cours du monde plus que si j'avais vécu autre part trois mille ans. Et aujourd'hui je puis dire sans craindre d'être mis à l'épreuve: je sais tout, j'ai tout vu.
– La Poésie! s'écria le savant. Comment n'y ai-je pas pensé? Mais oui, dans les grandes villes, elle vit dans l'isolement, toute solitaire; bien peu s'intéressent à elle. Je ne l'ai aperçue qu'un instant, et encore n'étais-je qu'à moitié éveillé. Elle se tenait sur le balcon; autour d'elle une auréole brillait comme une de nos aurores boréales; elle était au milieu d'un parterre de fleurs qu'on aurait prises pour des flammes. Mais continue, continue: donc tu entras par la fenêtre du balcon, et alors…
– Je me trouvai dans une antichambre où régnait comme une sorte de crépuscule; la porte qui était ouverte donnait sur une longue enfilade de superbes appartements qui communiquaient tous ensemble; la lumière y était éblouissante, et m'aurait infailliblement tuée si je m'y étais aventurée. Mais provenant de vous, j'avais suffisamment de votre sagesse pour rester à l'abri et tout observer de mon petit coin. Dans le fond je vis la Poésie, assise sur son trône.
– Et ensuite? interrompit le savant. Ne me fais pas languir.
– Je vous l'ai déjà dit, reprit l'Ombre, j'ai vu défiler devant moi tout ce qui existe: le passé et une partie de l'avenir. Mais, par parenthèse, je vous demanderai s'il n'est pas convenable que vous cessiez de me tutoyer. J'en fais l'observation, non par orgueil, mais en raison de ma science maintenant si supérieure à la vôtre, et surtout à cause de ma situation de fortune, chose qui ici-bas règle partout les relations de société.
– Vous avez parfaitement raison, dit le savant. Excusez-moi de ne pas y avoir songé de moi-même. Mais continuez, je vous prie.
– Je ne puis, reprit l'Ombre, que vous répéter: j'ai tout vu et je sais tout.
– Mais enfin, dit le savant, ces magnifiques appartements, comment étaient-ils? Était-ce comme un temple sacré? ou bien s'y serait-on cru sous le ciel étoilé? ou bien encore dans une forêt mystérieuse? Ce sont là les lieux où nous aimons à supposer que demeure la Poésie.
– Maintenant que j'ai tout vu et que je connais tout, dit l'Ombre, il m'est pénible d'entrer dans les menus détails.
– Apprenez-moi au moins, dit le savant, si dans ces splendides salles vous avez aperçu les dieux des temps antiques, les héros des âges passés? Les sylphides, les gentilles elfes n'y dansaient-elles pas des rondes?
– Vous ne voulez donc pas comprendre que je ne puis vous en dire plus. Si vous aviez été à ma place, dans ce séjour enchanté, vous seriez passé à l'état d'être supérieur à l'homme; moi qui n'étais qu'une ombre, j'ai avancé jusqu'à la condition d'homme. Or le propre de l'humanité c'est de faire l'important, c'est de se prévaloir à l'excès de ses avantages. Donc il est tout naturel qu'ayant tout vu, je ne vous communique rien de ma science.
J'ai d'autant plus de raison de montrer quelque hauteur, qu'étant dans l'antichambre du palais, j'ai saisi la ressemblance de mon être intime avec la Poésie: tous deux nous sommes des reflets.
«Lorsque, devenue homme, j'abandonnai la demeure de la Poésie, vous aviez quitté la ville. Je me trouvai un matin, dans les rues, richement habillée comme un prince. D'abord, l'étrangeté de ma nouvelle situation me fit un singulier effet; et je me blottis tout le jour dans le coin d'une ruelle écartée.
«Le soir je parcourus les rues au clair de lune: je grimpai tout en haut des murailles, jusqu'au faite des toits et je regardai dans les maisons, à travers les fenêtres des beaux salons et des humbles mansardes. Personne ne se défilait de moi, et je découvris toutes les vilaines choses que disent et que font les hommes quand ils se croient à l'abri de tout regard observateur.»Si j'avais mis dans une gazette toutes les noirceurs, les indignités, les intrigues, que je découvrais, on n'aurait plus lu que ce journal dans tout l'univers. Mais quels ennemis cela m'aurait procurés! Je préférai profiter de ma clairvoyance, et je fis par lettre particulière connaître aux gens que je savais leurs méfaits. Partout où je passais, on vivait dans des transes terribles; on me détestait comme la mort, mais en face on me choyait, on me faisait fête, on m'accablait de magnifiques cadeaux et d'honneurs. Les académiciens me nommaient un des leurs, les tailleurs m'habillaient pour rien, les fournisseurs me donnaient ce qu'ils avaient de mieux pour m'obliger à taire leurs fraudes; les financiers me bourraient d'or; les femmes disaient qu'on ne pouvait imaginer un plus bel homme que moi. Je me laissais faire, c'est ainsi que je suis devenue le personnage que vous voyez.
«Maintenant je vous quitte pour aller à mes affaires. Au revoir. Voici ma carte. Je demeure du côté du soleil; quand il pleut, vous me trouverez toujours chez moi. Mais je vous préviens que je pars demain pour faire mon tour du globe.
L'Ombre s'en fut. Le savant resta absorbé dans ses réflexions sur cette étrange aventure. Des années se passèrent. Un beau jour l'Ombre reparut.
– Comment allez-vous? dit-elle.
– Pas trop bien, dit le savant. J'écris de mon mieux sur le Vrai, le Beau et le Bien; mais mes livres n'intéressent presque personne, et j'ai la faiblesse de m'en affecter. Vous me voyez tout désespéré.
– Ce n'est guère mon cas, dit l'Ombre. Voyez comme j'engraisse et comme j'ai bonne mine. C'est là le vrai but de la vie; vous ne savez pas prendre le monde tel qu'il est, et exploiter ses défauts. Cela vous ferait du bien de voyager un peu. Justement, je vais repartir pour un autre continent: voulez-vous m'accompagner? je vous défraierai de tout; nous aurons un train de grands seigneurs. Mais il y a une condition. Vous savez, je n'ai pas d'ombre, moi: eh bien, vous remplirez cet emploi auprès de moi.
– C'est trop fort ce que vous me proposez là, dit le savant; c'est presque de l'impudence. Comment, je vous ai affranchie, sans rien vous demander, et vous voulez faire de moi votre esclave?
– C'est le cours de ce monde, répondit l'Ombre. Il y a des hauts et des bas: les maîtres deviennent des valets; et quand les valets commandent, ils font les tyrans. Vous ne voulez pas accepter; à votre aise!
L'Ombre repartit de nouveau.
Le pauvre savant alla de mal en pis; les peines et les chagrins vinrent le harceler. Moins que jamais on faisait attention à ce qu'il écrivait sur le Vrai, le Beau et le Bien. Il finit par tomber malade.
– Mais comme vous maigrissez, lui dit-on, vous avez l'air d'une ombre!
Ces mots involontairement cruels firent tressaillir l'infortuné savant.
– Il vous faut aller aux eaux, lui dit l'Ombre qui revint lui faire une visite. Il n'y a pas d'autre remède pour votre santé. Vous avez dans le temps refusé l'offre que je vous faisais de vous prendre pour mon ombre. Je vous la réitère en raison de nos anciennes relations. C'est moi qui paye les frais de voyage; je suis aussi obligée d'aller aux eaux afin de faire pousser ma barbe qui ne veut pas croître suffisamment pour que j'aie l'air de dignité qui convient à ma position. Donc vous serez mon compagnon. Vous écrirez la relation de nos pérégrinations. Soyez cette fois raisonnable et ne repoussez pas ma proposition.
Le savant, pressé par la nécessité, fit taire sa fierté et ils partirent. L'Ombre avait toujours la place d'honneur; selon le soleil, le savant avait à virer et à tourner, de façon à bien figurer une ombre. Cela ne le peinait ni ne l'affectait même pas; il avait très bon coeur, il était très doux et aimable et il se disait que si cette fantaisie faisait plaisir à l'Ombre, autant valait la satisfaire. Un jour il lui dit: